lundi 10 septembre 2012

Robert Frank

Jack Kerouac. «Le film Pull My Daisy s'est d'abord appelé The Beat Generation, et puis, comme la Metro Goldwin Mayer avait protégé ce nom, j'ai dû changer de titre. En ce temps-là, on ne luttait pas contre les géants de l'industrie du cinéma; aujourd'hui, oui, je pousse de faibles cris (rires). Quelle surprise qu'il devienne un succès commercial, et maintenant c'est un film historique, les gens n'existent plus. J'aimais Kerouac, même s'il était destructif" Je regrette de lui avoir interdit de venir sur le tournage, là, on aurait pu le voir sur l'écran, il serait encore vivant" C'est un film tout à fait moral, poétique, surréel" On a filmé des heures et des heures, il y avait peu de scènes prévues, parfois on a fait plusieurs prises, c'était au feeling" A l'époque, il a coûté à peu près 10 000 dollars. Après Pull My Daisy, j'ai essayé de faire un film en 35 mm, mais j'ai tout de suite vu que j'aurais des difficultés avec les acteurs, et que je ne savais pas écrire une histoire avec début, milieu, fin. C'est comme ça que j'ai décidé de filmer ma vie. La machine du cinéma est trop forte pour moi, il faut rester sur la petite route et éviter l'autoroute, sinon on doit payer (rires).»

Le mouvement. «C'est bien les photographies parce qu'elles ne bougent pas. L'image du film, on peut la contrôler et c'est aussi le spectateur qui doit suivre l'image, c'est à lui de faire l'histoire. Moi, quand je prends la caméra, je ne pense pas à la composition, c'est un réflexe naturel; ce qui m'intéresse, c'est le mouvement" Avec chaque nouveau film, j'apprends; avec la photographie, ça n'existe plus pour moi cette chance d'apprendre quelque chose. J'ai envie de brûler mes photos, enough is enough" La manipulation commerciale qui règne sur la photographie depuis quinze ans, ça me permet de vivre mieux et de m'acheter une voiture" Je ne veux plus voir mes photographies d'avant, elles sont rangées à la National Gallery of Art de Washington" Je pourrais brûler les négatifs, ça serait moral et courageux de le faire. Vous me conseillez de le faire?»

L'intuition. «Ce film-là, The Present (où il parle de ses enfants, ndlr), c'est un film qui a une certaine honnêteté, une spontanéité" Les mots et les images" Je ne pourrais pas refaire un film comme ça. Mes films sont guidés par l'intuition, pas par un concept ou un script" Moi, je travaille entouré de tout ce que vous avez vu dans The Present, une sorte de chaos" I'm A Lucky Man" Il y a des moments douloureux, alors, filmer ces moments, c'est comme se déshabiller en public" L'artiste, qu'est-ce qu'il fait? Il pense avec son oeuvre. Il fait ce qu'il peut.»

La mémoire. «J'avais un ami, il est mort il y a presque quarante ans. Je l'ai appris par la concierge quand je suis venu à Paris, elle m'a dit: "Il n'est plus là" C'était un peintre chinois, San Yu, il est devenu célèbre depuis, ses tableaux se vendent cher. Je fais un film sur la mémoire de mon ami, entre Taiwan, New York et Paris. A Paris, il y aura des comédiens et une caméra 16 mm, ça m'intéresse la différence entre le flot de la vidéo et les images faites en 16 mm. Le son ne sera pas synchronisé, on est fatigué de voir des gens parler, on sait que les gens parlent" Je vais essayer de faire le plus avec ce qui n'est plus là, to do the most with what is no more" Parfois, je suis capable de faire de bonnes choses, c'est le hasard" Impossible d'effacer la mémoire. Moi, je fais un grand effort, je réinvente la mémoire, peut-être c'est mieux que de se souvenir, la mémoire est plus vivante" C'est difficile de faire un film sur un artiste, c'est le dernier effort.» 

Le hasard. «C'est prétentieux, mais j'utilise le hasard. Je l'attends. Il ne faut pas oublier le hasard. Qu'est-ce que vous pensez du hasard, vous? Qu'est-ce que vous pensez du titre Au hasard Balthazar" C'est un beau titre" Mais il n'y a pas que le hasard" La colère aide beaucoup, parfois plus que le hasard. L'impatience aussi, ou l'égoïsme. Peut-être qu'on pourrait définir les nouveaux dix commandements? (rires).»

Les corbeaux. «Il ne faut pas avoir peur pour faire des films. Si c'est un travail de commande, tu le fais, tu as ta place qui est définie" Mais, si tu n'as plus le désir, pourquoi faire une autre photo, un autre film? Quand cette question arrive, c'est mauvais signe, les corbeaux vont te manger. Le désir, ça arrête le "pourquoi.» 

La culpabilité. «Je ne suis pas moraliste, mais souvent je ne peux pas rester longtemps sur les visages que je ne connais pas. C'était ça dans la photographie, on prenait la photo, vite, vite, mais moi, quand je regarde dans le viseur de la caméra, ça fait un effet un peu coupable, c'est pour ça qu'on prend des comédiens, on les paye! Faire un film avec des amis, c'est le mieux. Ce serait drôle de refaire Pull My Daisy, non, ce serait trop triste. Depuis 1970, je fais des polaroïds, je ne peux pas tout expliquer, mais je fais des photographies où rien n'est caché"»

L'amour. «Je m'en fous de ce qui se passe quand je ne serai plus là. Ma première femme était une artiste, ma deuxième, June, aussi" Elles m'ont influencées dans la photographie, vous avez vu un peu d'elles dans ces films. C'est important d'être influencé par l'amour" Je ne sais pas ce que June apprend de moi, elle est encore là, dans la salle? Elle est partie, ah, ah, ah, elle devait s'ennuyer"»

Extraits d'une leçon de cinéma, de photographie et d'amour, offerte par Robert Frank, le vendredi 13 avril 1999, à Nyon. Trouvé ici.